Témoignage d’Alfred  Manessier

 

 

 

A Marcel Ferry.

 

 

« Je viens vous demander des vitraux. Il y a peu d'argent. C'est pour la petite église d'un village sur le haut plateau du Doubs. Accepteriez-vous de vous en charger ? » C'est ainsi que l'Abbé Lucien Ledeur, du diocèse de Besançon, vint, en automne 1947, me faire cette étrange demande.

 

A Paris, dans mon atelier, se trouvaient pêle-mêle les « Pèlerins d'Emmaiis » de 1944, le « Salve Regina » de 1945, l'« Angélus » de 1946, le Saint Georges combattant », sans doute la « Passion selon saint Mathieu » déjà commencée.

 

Aussitôt sur la défensive, je lui rétorquais: « Mais, Monsieur l'Abbé, je ne vous connais pas. Avez-vous bien réfléchi en venant me trouver ? Vous voyez là ce que je fais. Tout cela est si loin de l'Eglise officielle !... A la limite, c'est presque contre elle que je peins !... De plus, je n'ai     jamais fait de vitraux ; mais, si je devais en faire un jour, ce qui m'étonnerait fort,  sachez que je ne serai jamais « l'homme-du-compromis.»

 

Je rencontrais alors son mystérieux sourire, si pur, si loyal, qui venait de relever brusquement les commissures des lèvres dans des joues saines et rondes, et d'allumer derrière des lunettes cerclées d'acier, un regard clair et gamin. « Mais, Monsieur Manessier, je suis parfaitement responsable, je connais bien ce que vous êtes — ce que vous faites. Je pense que vous seriez capable de faire œuvre originale et sans compromission à l'intérieur même de l'Eglise — elle en a tant besoin - et ce que je viens vous demander dans ces vitraux, c'est surtout d'être le plus authentiquement vous-même et de vous y exprimer en plénitude. » Je me trouvais assez désarmé devant ce sourire conquérant. Je continuais cependant...: « II y aura un scandale(1)... des vitraux non-figuratifs, cela ne s'est encore jamais vu, ce serait une «révolution »... et puis... et puis il y a les évêques, les préjugés, les commissions, les chrétiens eux-mêmes. Tous ces obstacles, y avez-vous songé ? » Il répondit que justement c'était de cela qu'il souffrait lui-même. Que l'Eglise, depuis déjà bien longtemps, sur les plans de l'architecture, de la peinture, des vitraux (pour ne pas parler du reste) s'était détachée hélas, de tout ce qui était vivant dans ces domaines, pour se cloisonner dans un style officiel triste et mensonger, dit « saint Sulpice ». Qu'il était parfaitement conscient et responsable de sa démarche. D'autant plus responsable qu'il venait d'être chargé de diriger la Commission d'Art Sacré de son diocèse et qu'il comptait bien en assumer pleinement la charge: l'église des Bréseux serait sa première action. L'Abbé Alphonse Comment, curé des Bréseux, un vieil ami, lui ferait confiance.

 

L'entretien se prolongea toute la journée, longuement, chaleureusement. La sympathie devenant de plus en plus forte. Le lendemain, je me pris à rêver de cette petite église... On connaît la suite, j'étais devenu son ami.

 

Pendant le travail des Bréseux qui dura trois années, que de fois je lui rendis visite, dans son séminaire, au pied de la Cathédrale de Besançon, au milieu de cette jeunesse grouillante qu'il aimait tant et qui le rendait attentif et inquiet comme peut l'être un bon père de famille. Que de fois ne rêvâmes-nous pas ensemble d'un esprit nouveau pour l'Eglise, dans ce bureau, où l'on rencontrait tant de visages amis, dans ce bureau assez en désordre, aux lourds dossiers entassés comme des ruelles et qui représentaient l'énorme travail de relevés, de photographies, de fiches, d'inventaires, de classements de toutes ces œuvres en péril dans toutes les églises et sacristies de son diocèse: immense inventaire nécessaire et ingrat que le Chanoine Ledeur accumula humblement toute sa vie.

 

___________________________

(1) En 1948 le scandale eut lieu en effet. Après la pose des deux premiers vitraux, on voulut les faire déposer. Un maître verrier, passant par-là, avait dit à l'Archevêque : « Des vitraux comme ceux-là, j'en jette un tous les jours dans ma poubelle. » II y eut un déchaînement dans l'opinion locale etc... Mais, l'Abbé Ledeur et le Curé des Bréseux furent inébranlables, et je ne le sus qu'après