Lucien LEDEUR

et

Le CORBUSIER

 

Témoignage d’Alfred  Manessier (suite)

 


Il me parlait souvent d'architecture. Il y était très sensible. En 1951-1952, je savais qu'il était entré en rapport avec Le Corbusier.

J'habitais alors un pavillon d'artiste au fond d'une cour dans le XV° arrondissement. Du 35 de la rue de Sèvres au 203 rue de Vaugirard, il n'y avait qu'un pas, et, après « ses visites à Corbu » comme il disait, il venait à la maison le soir se reposer et y dîner.

C'est au travers de ces haltes que j'ai assisté à la gestation, puis à la création de la Chapelle de Ronchamp. Il semble bien évident que Ledeur sut faire saisir, au cours de ses visites chez Le Corbusier, toute sa théologie de l'architecture religieuse et bien au-delà une grande part de sa spiritualité. Toute la sensibilité de l'édifice porte le signe de ces dialogues. Et leur fécondité fut telle que la chapelle en demeure marquée et unique dans l'œuvre de l'architecte. Mais cela ne fut pas si simple: il lui fallut, pour entreprendre ces dialogues, réinventer littéralement un langage commun et clair, qui les permit. Or, dès le début, chaque mot faisait obstacle. Les réactions de Le Corbusier étaient violentes. Ce fut par une avance haletante et hasardeuse dans le maquis des mots - de ces pauvres mots tellement usés, mots à ressourcer sans cesse et à remettre à neuf -que Lucien Ledeur parvint à la clarté du dialogue. J'aimerai me souvenir ici d'une histoire assez singulière (parmi tant d'autres) illustrant parfaitement l'énorme travail de spiritualisation du langage accompli à l'époque par Lucien Ledeur.

Ce soir-là, il arriva le visage fatigué. Après avoir un peu soufflé, il me dit avoir failli tout perdre en prononçant devant Le Corbusier le mot «humilité». Ce mot prononcé avec un je-ne-sais-quoi d'onction involontaire, dont il s'était aussitôt rendu compte, fit bondir Le Corbusier de sa chaise

«Il le reçut comme une commotion » (sic), et dit tout de suite après: « Nous n'irons pas plus loin, vous êtes venu parler d'humilité à un architecte: ce « mot », je ne peux pas le souffrir... l'audience est terminée ! » Ledeur se rendant compte qu'il venait d'être lui-même victime d'une intonation faussant le sens de son propos, lui demanda la permission de s'en expliquer avant de partir... Il dit à Le Corbusier avoir parfaitement compris ce que celui-ci avait cru ressentir et qu'il ne pouvait partir sur un pareil malentendu. Que pour lui la véritable humilité prenait source dans la conscience aiguë d'un nécessaire dépassement vis-à-vis d'une œuvre à accomplir, et donc nécessairement inconnue - que c'était bien ce que lui, Ledeur, responsable de la Commission d'Art Sacré de Besançon, en toute connaissance de cause - était venu lui demander - (n'avait-il pas déjà rêvé pour cette Chapelle de Ronchamp de quelque chose de tout à fait nouveau dans l'œuvre même de Le Corbusier ?) ; que, devant cette mystérieuse chapelle, encore inexistante, l'architecte et lui-même ne pouvaient éprouver qu'un sentiment d'humilité (comment s'exprimer autrement) devant la conscience éblouie d'une œuvre extraordinaire à accomplir... Le Chanoine parla ainsi trois quarts d'heure, voyant petit à petit la sérénité revenir sur le visage de son interlocuteur. Il est bien évident que dans un moment aussi exceptionnel entre deux hommes, l'authentique appel qu'il venait de faire à l'instinct créateur, avait trouvé en Le Corbusier une résonance qui ne pouvait être, en effet, qu'humilité vraie, puisqu'à la fin du discours, Le Corbusier, manifestement ébranlé, lui dit: « Ah ! si vous entendez le mot ainsi, nous revoilà tout à fait d'accord. » Pouvait-il en être autrement pour celui qui avait déjà dit: « Non, jamais un créateur ne peut être vaniteux ; celui qui crée repart toujours de zéro... on sait qu'on ne sait rien lorsque l'on a une fois vécu le phénomène créateur. » Le Chanoine Ledeur, encore sous l'impulsion de l'effort, revécut devant moi cet impressionnant dialogue. Il m'avoua que pour un prêtre, plus que pour aucun autre, chaque mot, chaque geste était à réinventer... et qu'il avait bien failli tout gâcher à cause de cela. Il était épuisé et cependant ses yeux brillaient d'une indicible espérance, car il ne me cacha pas avoir cru percevoir, à la fin de son entretien, une gravité qu'il n'avait jamais encore vue sur le visage d'un Le Corbusier devenu songeur.

Deux ou trois mois plus tard, au moment où je m'apprêtais à gravir les marches du perron du Musée d'Art Moderne, le Chanoine Ledeur en sortait. M'apercevant, il m'arrêta d'un geste et tirant de sa serviette la photo d'une maquette qu'il plaça sur son cœur, il me questionna: « Manessier, qu'est-ce que c'est? » En bas des marches, je restai interdit, je bafouillais timidement... « une mosquée ? ...je ne sais... s'agirait-il d'autre chose ? ...je donne ma langue au chat ! »Je rencontrai de nouveau le merveilleux sourire du gamin qui va faire une bonne blague et l'annonce à l'avance: « C'est la première maquette de la Chapelle de Ronchamp. Je sors de chez Corbu. Il est en plein dedans. »

Ce fut la fleur et le miracle ! Mais par quel chemin ?

J'étais loin d'en connaître tous les détours. François Mathey m'en fit l'historique le jour même de l'enterrement de Lucien, pendant le trajet que nous fîmes ensemble entre la Cathédrale de Besançon et la Chapelle de Ronchamp: « La Chapelle avait été partiellement démolie par les bombardements en octobre 1944. Il fallait bien sûr la reconstruire. Il y eut d'abord plusieurs projets — ceux de deux ingénieurs, d'un métreur, d'un agent-voyer et même d'un architecte du coin — tous plus ou moins farfelus. « Le Curé eut le bon esprit de se laisser convaincre que l'entreprise était trop importante pour dépendre de la fantaisie locale et qu'il fallait s'adresser à la Commission d'Art Sacré. Les dommages de guerre étaient modestes et on fit le projet de reconstruire la chapelle primitive. On s'adressa alors à un architecte dont les édifices étaient très inspirés de néo-classicisme. Il fit d'ailleurs un projet sympathique correspondant au budget alloué, et caractérisé par un charmant clocher en forme de bulbe comme en ont la plupart des églises comtoises. Monseigneur Dubourg était allergique à ce clocher: « Encore un casque à pointe », et comme l'architecte aimait beaucoup son clocher, il refusa de le modifier et le projet fut abandonné. On repartait à zéro. Ronchamp n'avançait pas. La situation se tendait de plus en plus entre l'Archevêque et la Commission. Le nom de Le Corbusier avait bien été évoqué en aparté, mais sans trop de conviction, comme un rêve fou auquel l'Archevêque mettrait nécessairement son veto. Ce fut Mathey qui, un jour de réunion, lança... le nom à la face de l'Archevêque, « un peu comme on lance un gros mot dans une assemblée élégante ». « Pourquoi pas ? » dit l'Archevêque, « Prenez rendez-vous, et allez le voir ». « Connaissait-il réellement l’œuvre et la personnalité de Le Corbusier ? Il s'imaginait sans doute qu'il s'agissait de l'un de ces architectes parisiens des chantiers du Cardinal. Mais il fut tout à fait rassuré par l'approbation enthousiaste du Chanoine Ledeur.

« Mathey rencontra donc une première fois Le Corbusier. Son excitation fut vite refroidie: « Pas question que je travaille pour l'Eglise. J'ai été suffisamment échaudé par les projets de la Sainte-Baume. On m'a promis monts et merveilles. Couturier m'a fait perdre tellement de temps et quand je vois ce que les chrétiens ont fait au Saint-Sépulcre — j'étais justement à Jérusalem la semaine dernière — on n'a vraiment pas envie de travailler pour eux »... Et, malgré les insistances du visiteur, rien n'y fit. C'était  « non et non ! »

Le compte rendu de cette visite provoqua chez l'Archevêque une réaction violente : « Ah ! je m'en doutais. Un architecte qui ne veut pas travailler pour l'Eglise ne peut être qu'un mauvais architecte... Mais, j'y songe, pourquoi n'ai-je pas pensé à M. Tournon ? C'est un grand architecte et un grand chrétien, je le connais très bien. C'est l'homme qu'il nous faut. »

L'émissaire voulait démissionner. Rentrant penaud à la Maîtrise, il fit part de sa déconvenue à Lucien Ledeur qui lui dit: « Nous sommes dans de sales draps, ne bouge pas, je vais immédiatement calmer l'Archevêque et tâcher de sauver la situation. » Une heure après, il revint un peu rasséréné et chargé de reprendre lui-même contact avec Le Corbusier. Les contacts furent repris (et sans doute l'histoire « linguistique » racontée plus avant, se situe-t-elle pendant l'un de ceux-là ?).

Que s'était-il passé entre le refus violent du début et l'accord enthousiaste qui lui succéda, sinon le miracle de « la sympathie », dans son sens le plus fort, défini un jour par Le Corbusier lui-même: «.Je crois que l'intelligence des choses vient par la sympathie, mot qui veut dire que des états d'âme se mettent en contact. » Désormais, il n'y eut plus d'incidents. Le Corbusier vint à Ronchamp, fut conquis par le site et se mit au travail.

 

Il y eut une première maquette, qu'il fallait bien montrer à l' Archevêque (sans doute celle que Lucien m'avait montrée devant le Musée d'Art Moderne ?). Il n'était pas question de demander à Le Corbusier de venir à Besançon avec ses plans. On profita d'un voyage de l'Archevêque à Paris pour prendre rendez-vous. L'atelier du 35 rue de Sèvres se trouvait alors incorporé aux bâtiments Conventuels des Missions Etrangères. Traversant le long corridor en arcades, l'Archevêque ne peut se retenir de dire: « Un architecte qui travaille dans un lieu pareil ne peut être qu'inspiré. » II fut cependant très surpris et passablement démonté de devoir faire antichambre un bon quart d'heure.

Il  était accompagné du Curé de Ronchamp, de Lucien Ledeur et de François Mathey, ces deux derniers guettant du coin de l'œil ses réactions. Enfin, Le Corbusier vint à eux, manifestement ému. Le Corbusier était grand et l’Archevêque trapu. « Bonjour Monsieur l'Archevêque », dit-il au Père Dubourg, en lui tendant une large main. A l'époque, on disait encore «Excellence », à la rigueur « Monseigneur ». Et puis, il y eut ce regard du Père Dubourg , avisant le revers du veston de Le Corbusier avec son macaron de Commandeur de la Légion d'Honneur. L'Archevêque n'était qu'Officier. Le Corbusier montra sa maquette. Il n'y eut presque pas de questions. L'Archevêque était médusé. Il dit oui. Mais le brave homme mesurait l'importance de l'enjeu: repartant et descendant l'escalier, il dit au Chanoine « Eh bien, mon cher Lucien, ce n'est pas cette fois-ci que j'aurai mon chapeau de Cardinal ! »

Il faudrait évoquer aussi les inquiétudes que donnait à l'époque Monseigneur Constantini, qui régnait sur la Curie Romaine et frappait d'anathème l'Art Sacré et ses entreprises. Il fallait faire vite et discrètement pour éviter toute intervention romaine dans le projet.

Il faudrait évoquer l'immense patience, la foi, la force et la douceur de persuasion qu'il fallut au Chanoine Ledeur pour convaincre les gens de Ronchamp de la qualité de l'entreprise. Devant le projet, ils se résignèrent plutôt par affection pour « l'enfant du pays » au sourire conquérant et inébranlable que par goût réel pour la Chapelle elle-même. Il faudrait ne pas passer sous silence l'aide de M. Eugène Claudius-Petit, alors Ministre de la Reconstruction, qui  fit intervenir ses services dans un sens moins restrictif, ce qui permit de gagner du temps, défaire démarrer le chantier avant les objections.

Ce fut le 23 avril 1975, dans l'église Saint-Bénigne à Pontarlier, lors de la pose de la Rose, que je revis Lucien pour la dernière fois. Je retrouvais intact son merveilleux sourire et cette chaleur réconfortante et affectueuse auprès de laquelle on se sentait fraternel. Quelques mois après, un terrible accident de voitures devait nous enlever cruellement notre ami.

C'est en pensant à cette grande figure si effacée, à cette personnalité si modeste, délicate et discrète (jusque dans ses coups d'audace les plus grands), que j'ai essayé de me remémorer le plus exactement possible certains faits que j'ai intimement connus de ces deux extraordinaires aventures. Faits qui, ajoutés aux autres - à tous les autres -des plus obscurs aux plus grands - ne sont en réalité que les jalons successifs de l'itinéraire spirituel d'un prêtre en quête de vérité dans le domaine où il vibrait le plus: l'Art Sacré. Il avait en lui cette exceptionnelle humilité créatrice qu'il parvenait à communiquer aux autres. C'est en prêtre - uniquement - qu'il sut faire surgir « l'intelligence des choses » par les relations d'affinités secrètes qu'il avait établies avec l'art contemporain, malgré tous les risques et tous les obstacles.

Nous ne pouvons que regretter davantage les difficultés qu'il rencontra de nouveau sur sa route pendant la dernière période de sa vie, et qui réussirent, cette fois-ci, à freiner douloureusement ce grand élan d'amour. Ne pourrions-nous reprendre à notre compte ce qu'il disait lors de son départ du Petit Séminaire de la Maîtrise : « Vous confierai-je que la séparation me laisse le cœur bien lourd ? Certes les difficultés, les épreuves... n'ont pas manqué au long des ans. Je vois mieux, aussi, au moment du départ, ce que j'aurais dû et pu faire à votre service et je regrette de ne l'avoir pas assez fait. Mais je pense aussi vous avoir tous beaucoup aimés. »

Nous l'avons accompagné jusqu'à Notre-Dame du Haut, radieuse, rayonnante de toutes ses lumières intérieures, au pied de laquelle il repose maintenant.

Emancé. Pâques 1977.